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Le Parlement bicaméral, aujourd'hui Mohammed Amine BENABDALLAH Professeur à l’Université Mohammed V Rabat-Souissi



Le Parlement bicaméral, aujourd'hui
 


Mohammed Amine BENABDALLAH
Professeur à l’Université Mohammed V
Rabat-Souissi

 


Lieu symbolique et effectif de l'incarnation de la démocratie, lorsque, naturellement, elle s'exerce selon les règles de l'art et non comme une pratique aux effets pervers, parce que dénuée de valeurs et de principes, le parlement marocain a connu, au rythme des révisions constitutionnelles, une évolution que la plupart des observateurs ont qualifiée d'extrêmement positive.

Il vote le programme du gouvernement. Il a la possibilité de constituer des commissions d'enquête. Ses membres peuvent, si le quorum est réuni, saisir le Conseil constitutionnel. Les lois qu'ils votent sont promulguées dans un délai de trente jours. Il comprend deux chambres au lieu d'une.

En un mot, il a subi de nombreux remodelages relatifs tant à ses pouvoirs qu'à sa composition qui l'élèvent au rang d'une institution potentiellement forte, susceptible de jouer un rôle déterminant dans la marche des affaires de l'Etat. Tout ceci invite à passer en revue ses traits les plus saillants, de le situer parmi les institutions du système politique et d'évaluer l'efficacité de son rôle dans le domaine législatif et le contrôle de l'activité gouvernementale.

Tel est l'objet de cet ouvrage (« L’institution parlementaire au Maroc », REMALD, Thèmes actuels n° 23, 2000, p. 7 et suiv.) qui rassemble des réflexions d'auteurs qui ont bien voulu nous remettre leurs travaux. Mais auparavant, on se permettra d'exprimer quelques idées bien personnelles qui, sans prétendre donner une vue d'ensemble des axes traités, pourraient très modestement servir d'introduction générale au sujet.

Sans doute, au plan historique, le parlement marocain ne jouit-il pas de l'enracinement des origines qui caractérise les institutions analogues dans les pays qui s'en sont dotés voici bien des siècles. A cet égard, si l'on ne fait pas trop état du Conseil consultatif prévu dans le fameux projet de Constitution marocaine du 11 octobre 1908 et qui avait des compétences tout à fait originales, puisqu'elles avaient trait aussi bien au domaine administratif (expropriation) qu'à la matière pénale (condamnation criminelle), ce qui, à l'évidence, en
faisait beaucoup plus un organe consultatif auprès du Sultan, dont l'approbation expresse était nécessaire à la mise en oeuvre de ses décisions, qu'un organe législatif au sens où on l'entend aujourd'hui, on retiendra que l'institution parlementaire dans notre pays ne date véritablement que de la Constitution de 1962.

Ceci est particulièrement conforté par le fait que l'institution en elle-même, telle qu'elle fut établie, ne s'est pas présentée comme le prolongement d'une autre qui l'aurait précédée.

Sans que cela n'influe sur son importance, sa légitimité ou le rôle qui lui est dévolu, notons qu'elle s'avéra une réplique du modèle français du parlement de la Ve République. Si l'on excepte, en effet, quelques détails découlant de la spécificité de la place prépondérante du Roi par rapport aux institutions de l'Etat, on n'aura pas tort de dire que sur le plan du texte, on institua un parlement aux pouvoirs identiques à ceux du parlement français de l'époque.

Bicaméral et doté d'une compétence d'attribution en matière législative, principale innovation de la Constitution française de 1958 marquant un point de rupture avec les régimes antérieurs, le premier parlement marocain n'eut qu'une existence éphémère. Son fonctionnement, si l'on s'en tient aux termes du discours royal du 7 juin 1965, avait été la cause immédiate de la proclamation de l'Etat d'exception. La révision constitutionnelle de 1970 en modifia la structure, désormais monocamérale, et au générique de parlement, on substitua celui de chambre des représentants.

Les révisions de 1972 et de 1992 n'y changèrent rien de fondamental. C'est en fait avec la révision de 1996 que l'on revint au bicaméralisme de 1962, et qu'on mit en place une chambre des conseillers, en parallèle avec celle des représentants, mais que l'on dota de compétences absolument nouvelles par rapport au passé.

Chambre des conseillers, seconde chambre ou chambre haute, comme se plaisent à la qualifier ses apologistes ou, quelquefois, ceux qui, conscients de ses faibles attributions et de son pouvoir limité au regard des prérogatives de la Chambre dont les membres sont issus du suffrage universel direct, consentent, par pure courtoisie, à la mettre sur un piédestal en lui reconnaissant une place de choix.

Au-delà des commentaires et des critiques tenant à la lourdeur de la machine mise en place, à sa lenteur et au nombre très élevé des parlementaires - 595 membres -, il y a lieu de remarquer que la majorité des auteurs sont unanimes à soutenir que l'élément essentiel qui a marqué l'évolution de l'institution réside dans le bicaméralisme.

Salué avec un grand enthousiasme par les uns et vitupéré, mais en termes plutôt feutrés, par bien d'autres, le bicaméralisme fut le nouveau venu, pour ne pas dire le venu de nouveau, quelque peu intrus, que presque tout le monde accepta comme une donne incontournable, conséquence de transactions politiques, mais non sans scepticisme et une certaine réticence que justifiait le souvenir de son malheureux ancêtre dont l'expérience, fort courte, avait échoué tout au début de l'ère constitutionnelle.

L'appréhension n'était pas sans fondement.

Comparé aux systèmes courants de bicaméralisme, le modèle adopté par le Maroc a doté la seconde chambre de pouvoirs semblables à plusieurs égards à ceux de la chambre basse et, par conséquent, susceptibles d'aller dans un sens absolument opposé à la tendance générale suivie au sein de cette dernière. De ce fait, si lors du renouvellement du tiers de la seconde chambre, le gouvernement n'y dispose pas d'une majorité favorable à sa politique, il y a de grands risques pour que plusieurs de ses projets de lois soient mis en échec.

En décembre 1998, alors que le gouvernement était encore en lune de miel, l'actualité parlementaire en avait annoncé la couleur. En effet, le projet de loi sur la privatisation adopté par la Chambre des représentants avait été rejeté par la Chambre des conseillers pour motif d'inconstitutionnalité. Il est vrai que, par la suite, un autre projet fut déposé et que, cette fois-ci, il fut approuvé ici et là, qu'il fit l'objet d'une saisine devant le Conseil constitutionnel et que celui-ci le déclara conforme à la Constitution. Mais toujours est-il qu'il y avait un certain désaccord entre les deux chambres qui pourrait fort bien se renouveler à propos de plusieurs autres textes.

Sans doute, la Constitution prévoit-elle un mécanisme de relecture et de constitution de commission mixte paritaire pour parer à toute éventualité de blocage. Néanmoins, le risque est grand que toute solution qui serait contraire à la position de l'une des deux chambres pourrait engendrer une mésentente continue entre elles et retarder l'adoption de textes qui de par leur nature ne présentent aucune difficulté.

Sous d'autres cieux, précisément de l'autre coté de la Méditerranée où le constituant marocain a trouvé sa source d'inspiration, la seconde chambre n'a aucune possibilité de renverser le gouvernement. Ce qui n'est pas le cas au Maroc où, en contrepartie, la même chambre encourt la dissolution. Dans le même sens, elle dispose d'une prérogative à nulle autre pareille: elle peut voter une motion d'avertissement.

Le fait qu'elle puisse jouer le même rôle que la chambre des représentants, lui octroie une force de frappe, sans doute difficile à mettre en oeuvre, compte tenu des quorum, mais tout de même révélatrice de la possibilité de mettre sur la sellette, et peut-être de faire renverser, un gouvernement qui, devant la chambre des représentants, dispose d'un appui qu'il croit sans faille.

Ceci est d'autant plus probable que l'expérience a démontré de manière inquiétante que la notion d'élu n'est pas toujours perçue avec sagesse et rationalité par la plupart des parlementaires. En plus de l'absentéisme, qu'ils semblent pratiquer avec foi, certains d'entre eux n'agissent qu'à titre individuel, oubliant que, en principe, leur action doit s'inscrire dans la voie politique de leurs partis respectifs. Ceci, lorsque d'autres, plus individualistes, ne soutiennent pas des positions qui s'avèrent des plus saugrenues.

En témoignent les propositions qui avaient circulé lors des débats sur le mode de renouvellement du tiers de la Chambre des conseillers. On n'oubliera jamais cette ingénieuse suggestion de ne procéder à aucun renouvellement avant l'écoulement de neuf ans. Elle avait été avancée avec une conviction telle qu'il y avait tout lieu d'être vraiment mal à l'aise et profondément contristé. Heureusement, elle n'a eu aucune chance d'être retenue.

Il n'est certes pas question de généraliser, mais on ne s'empêchera pas de dire que s'il serait malséant d'imputer à un délire l'idée elle-même, il ne serait nullement déplacé de parler de grand délire à propos des acteurs qui, un instant, auraient été tentés de l'appliquer.

La notion d'élu ne semble pas mieux perçue lorsqu'on assiste, comme cela fut le cas, le second vendredi d'octobre 2000, jour de l'ouverture de la troisième session de la sixième législature, à un ensemble de chassés-croisés des membres des groupes parlementaires. Tout au début de la première séance, quelques uns d'entre eux avaient déclaré leur "inscription", et l’on s'interdit de parler d'adhésion, à un parti autre que le leur. Personne ne contestera la liberté de tout un chacun d'adhérer au parti politique de son choix. Mais, ce
regrettable changement de couleurs, outre qu'il révèle une absence totale de croyance idéologique, si tant est que l'on puisse encore soutenir que celle-ci existe au sein de tous les partis politiques, ne peut évidemment pas être garant d'une grande stabilité du gouvernement en place. De cette manière, au cours de la même législature, la majorité d'hier peut devenir l'opposition d'aujourd'hui ; et inversement. C'est d'autant plus redoutable que le phénomène peut se produire dans une chambre comme dans l'autre, voire dans les
deux simultanément. Face à cela, on ne peut que déplorer, avec on ne sait plus quel auteur, que la gauche n'est plus à gauche, la droite n'est plus à sa place et le centre n'est plus au milieu !

Au demeurant, les risques de dérapage inhérents à un bicaméralisme mal compris ne se situent pas uniquement au niveau évoqué plus haut. Ils nous semblent étroitement tributaires du degré de maturité des parlementaires des deux chambres.

Sans une coordination constante entre les représentants et les conseillers appartenant aux mêmes partis politiques, les travaux qui sont censés se compléter glissent dans les redites et la redondance. Il en va ainsi de la présentation du Premier ministre devant chacune des deux chambres pour l'exposé du programme du gouvernement après la nomination de ses membres. Ici et là, le même discours est prononcé, sauf que, devant la chambre des conseillers, il est suivi d'un débat sans vote. Ce qui n'empêche pas que la majeure partie des observations formulées au sein de la seconde chambre se font l'écho de celles de la
première.

Plus remarquable a été le cas de la déclaration du Premier ministre devant la Chambre des représentants en application de l'article 266 de son règlement intérieur, et qui avait été reproduite devant la Chambre des conseillers, bien que le règlement intérieur de celle-ci n'en fasse aucune mention. Pour ne pas être en reste, la chambre haute avait "invité" le chef du gouvernement à se présenter devant elle pour répéter la même lecture. Il va de soi que l'audition d'un texte que l'on a déjà écouté ne peut susciter qu'un intérêt très minime surtout s'il a déjà fait l'objet d'un débat.

De surcroît, le problème du manque de coordination entre les représentants et les conseillers de même formation politique gagne en acuité lorsqu'il concerne la procédure particulièrement médiatisée des questions écrites et orales adressées au gouvernement.

Ainsi, au lieu que les membres des deux chambres conjuguent leurs efforts pour assurer les uns la présentation de la question et les autres le suivi de la réponse avancée par le ministre interpellé, ils reproduisent des questions déjà posées antérieurement, ou qui reprennent un thème déjà traité dans l'autre chambre. Souvent, si ce n'est dans la plupart des cas, on assiste à des répétitions de séances de questionnement et de réponse où le ministre concerné devient soumis à un double examen. C'est comme si on cherchait à lui faire oublier la réponse qu'il a déjà faite pour vérifier s'il ne va pas répondre autrement! Or, le véritable objet des questions au parlement réside, nous semble-t-il, moins dans l'interpellation d'un membre du gouvernement et l'embarras qui lui est causé que dans le fait de procéder à une vérification de l'exécution de ce qu'il a promis. Sur ce plan, les membres des deux chambres appartenant aux mêmes formations politiques, pour peu qu'ils coordonnent leurs questions, peuvent se compléter en mettant à contribution les avantages du bicaméralisme. Mais encore faut-il être bien conscient de l'importance des questions écrites et orales en tant que moyen de contrôle du gouvernement et non les considérer comme un simple exercice oratoire dont l'effet relève de la politique purement politicienne.

Au point où nous en sommes, notre parlement bicaméral se présente sous la forme d'un appareil si bien édifié et si perfectionné au plan théorique, que son fonctionnement, qui s'apparente à celui d'un instrument de musique extrêmement sensible, nécessite une virtuosité extrême de la part de ses acteurs. Autrement, le son, ou plutôt la symphonie de la démocratie qu'on en attend, pourrait se transformer en une assourdissante cacophonie.

Maintenant que l'expérience du bicaméralisme entame sa quatrième année, que la seconde chambre vient de connaître le renouvellement du tiers de ses membres, que dans deux ans le Maroc va connaître de nouvelles élections, que, tout récemment, dans le discours du Trône, le 30 juillet 2000, Sa Majesté Mohammed VI a annoncé la constitution prochaine du Conseil économique et social, ne faudrait-il pas repenser l'institution
parlementaire marocaine de telle sorte qu'elle puisse donner le meilleur d'elle-même?

Ne conviendrait-il pas de partir du constat que sur le terrain de la pratique, le bicaméralisme n'a pas été très satisfaisant? Que si on lui appliquait le principe de droit administratif du bilan coût-avantages, il s'avérerait un produit de luxe? Qu'il constitue, et c'est le plus important, beaucoup plus un facteur de blocage que de développement de la démocratie dans notre pays?

Voilà toute une série d'interrogations qui, loin d'être propres au signataire de ces lignes, ont été formulées d'une manière ou d'une autre par plusieurs observateurs et hommes politiques.

Il serait aussi simple qu'expéditif de dire que la seconde chambre doit être supprimée. Une telle mesure gagnerait à être longuement méditée, mais, naturellement, à la lumière des résultats produits au cours de toute la législature. Ne faudrait-il pas seulement revoir ses compétences afin qu'elles ne fassent plus double
emploi avec celles de la première chambre? D'ailleurs, dans les deux cas de figure, une révision constitutionnelle sera nécessaire. Pour le moment, espérons que dans les jours à venir, une certaine logique d'approche des problèmes finira par embaumer l'hémicycle parlementaire et permettra une meilleure rationalité dans la synchronisation du travail des deux chambres. Mais, cela reste du domaine de l'espérance !



Propos introductif du collectif :  « L’institution parlementaire au Maroc », REMALD, Thèmes actuels n° 23, 2000, p. 7 et suiv.


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